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L’IA en entreprise : pourquoi une stratégie ne peut pas reposer sur un seul leader ?

La vague de l’intelligence artificielle générative déferle sur le monde de l’entreprise, et avec elle, une question angoissante agite les conseils d’administration et les comités de direction : qui doit piloter less efforts en matière d’IA ? Face à cette interrogation, une réponse semble s’être imposée avec la force de l’évidence : la nomination d’un Chief AI Officer (CAIO). Une solution simple, visible, presque magique.

Pourtant, cette approche du « leader unique » s’avère souvent être une impasse. Après l’effervescence des débuts, les projets pilotes, aussi brillants soient-ils, peinent à se transformer en succès opérationnels. Les initiatives restent isolées, l’adoption patine et la déception s’installe. Le problème ne vient pas de l’incompétence de ces leaders, mais de l’illusion qu’une seule personne puisse porter sur ses épaules une transformation aussi systémique. 

Le mythe du CAIO : Anatomie d’un échec annoncé

La croyance en un leader providentiel de l’IA repose sur une vision erronée de la nature même de cette technologie. L’IA n’est pas un simple outil à implémenter : elle est un catalyseur qui reconfigure en profondeur les processus, les métiers et la culture d’une organisation. Tenter de la confier à une seule personne mène inévitablement à trois écueils majeurs.

Un cahier des charges impossible

On attend du CAIO qu’il soit tout à la fois. Un innovateur audacieux capable d’expérimenter, un garant de la conformité juridique et éthique, un expert technique pointu, un stratège visionnaire et un champion du retour sur investissement rapide. Cette accumulation de responsabilités contradictoires crée un rôle intenable.

Le piège du silo organisationnel

Même le plus brillant des experts, s’il est isolé, est impuissant. Souvent rattaché à la direction des systèmes d’information (DSI) ou à la stratégie, le CAIO est déconnecté des réalités opérationnelles. Un prototype prometteur développé en laboratoire restera lettre morte s’il n’a pas été co-construit avec les unités métiers et si les équipes ne sont pas formées pour se l’approprier.

Des attentes déconnectées de la réalité

La pression pour des résultats financiers immédiats est immense. Or, la véritable intégration de l’IA est un marathon de transformation culturelle et organisationnelle, pas un sprint technologique. Attendre d’un seul leader qu’il produise des gains rapides à l’échelle de l’entreprise est une méconnaissance profonde des enjeux.

Vers un écosystème de leadership : le nouveau paradigme de la transformation IA

Les entreprises qui réussissent leur virage vers l’IA ne cherchent pas un héros solitaire. Elles construisent un système nerveux collectif, un écosystème où le leadership est partagé et distribué. La responsabilité de l’IA n’est pas déléguée, elle est collectivement portée par l’équipe de direction (CEO, COO, CIO, DRH, directeur juridique…). L’IA devient ainsi une capacité fondamentale de l’entreprise, infusant toutes les fonctions, et non un département périphérique.

L’orchestration par un Centre d’Excellence (CoE) accélère les choses. Il s’agit d’une petite équipe transverse et agile qui assure la veille technologique, traduit le potentiel de l’IA en applications métiers pertinentes et agit comme un diffuseur de culture et de compétences dans toute l’organisation, avec trois profils indispensables à orchestrer :

  • Le bâtisseur : c’est le profil technique, l’ingénieur ou le chef de produit qui expérimente, prototype et crée les solutions.
  • L’intégrateur : c’est le profil opérationnel (directeur des opérations, chef de service client…) qui repense les flux de travail et les équipes pour intégrer l’IA dans la réalité du quotidien.
  • Le connecteur : c’est le profil transverse (directeur financier, juridique…) qui lie les investissements aux résultats stratégiques, évalue les risques et assure l’alignement global.

Le rôle central et intransférable du CEO

Dans cet écosystème, le CEO a un rôle irremplaçable. Il ne peut se contenter d’être un simple sponsor. Son devoir est celui de l’implication directe. Il doit être un participant actif : assister aux ateliers, tester les prototypes, donner du feedback, présider un hackathon. Son engagement personnel envoie le signal le plus puissant qui soit : cette transformation est l’affaire de tous et elle est stratégique.

Le CEO doit également incarner le changement avec authenticité et promouvoir un état d’esprit de croissance (ou ce qu’on appelle le growth mindset du livre « Changer d’état d’esprit : une nouvelle psychologie de la réussite » de Carole S Dweck). Son discours doit être clair : l’IA n’est pas une menace pour l’emploi, mais une opportunité d’augmenter les capacités humaines, de faire évoluer les rôles et de libérer du temps pour des tâches à plus haute valeur ajoutée. En bref, il doit marteler que la stratégie IA est la stratégie d’entreprise.

Une transformation réussie ne se limite pas à quelques projets pilotes réussis. Elle nécessite la mise en place d’un système capable d’industrialiser l’innovation. Cela passe par la création de processus clairs pour évaluer, intégrer et déployer les bonnes idées à grande échelle. Pour y parvenir, trois écueils managériaux doivent absolument être évités :

  • Ignorer la gestion du changement : la meilleure technologie du monde est inutile si personne ne l’utilise. Un leader IA doit avant tout être un maître de la conduite du changement, capable de créer une narration engageante, de négocier les risques et de former des milliers de collaborateurs.
  • Confisquer les idées : l’innovation en matière d’IA doit être un processus ouvert. Les meilleures suggestions d’amélioration ou d’application viennent souvent des employés de première ligne, qui connaissent parfaitement les frictions de leur quotidien. Il est crucial de mettre en place des canaux pour capter et tester ces idées.
  • Sous-estimer les risques : un leadership IA efficace doit intégrer les dimensions éthiques, juridiques et réputationnelles dès la première seconde. Ignorer ces aspects peut déclencher des crises capables d’anéantir tous les gains de productivité espérés.

La quête du parfait CAIO est une distraction. Le succès de la transformation IA est moins une question d’embauche individuelle que de construction d’un modèle de leadership collectif, résilient et curieux. L’ère du héros solitaire est révolue. Place à l’intelligence collective et à l’orchestration des talents.

Ce changement de paradigme est au cœur des préoccupations des grandes écoles de management. Conscientes que les leaders de demain évolueront dans un environnement où l’IA est omniprésente, elles adaptent constamment leurs programmes. Il ne s’agit plus seulement d’enseigner la technologie, mais de former des managers équipés des compétences théoriques et pratiques pour piloter cette nouvelle complexité. En mettant l’accent sur la conduite du changement, le management transversal, la pensée stratégique et le leadership collaboratif, elles préparent une nouvelle génération de leaders capables de transformer le potentiel de l’IA en une performance durable et responsable.